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Marchandisation de la Culture

 Déjà William Morris, en 1883, lors d'une Conférence intitulée L'art en ploutocratie, exprimait son indignation face à la commercialisation de l'art:

« C'est le mythe du commerce comme fin en soi, de l'homme fait pour le commerce et non l'inverse, qui a fait dépérir l'art… » (1)

Cette évolution ne laissa pas les artistes indifférents. Au contraire, comme l'indique Hannah Arendt : « l'accusation que l'artiste, à la différence du révolutionnaire politique, a portée contre la société, s'est résumée très tôt, au tournant du XVIIIe siècle, en ce seul mot qui a été répété et réinterprété génération après génération : ce mot est « philistinisme » » qui définissait un « état d'esprit qui juge de tout en termes d'utilité immédiate et de valeurs matérielles ». (2)

A la fin du XVIIIe siècle apparaît ce que Jacques Rancière appelle le régime esthétique qu'il caractérise ainsi : « Premièrement donc, la révolution esthétique c'est d'abord l'idée que tout est matière à art… La Révolution esthétique, c'est alors une extension à l'infini du langage, du domaine du poétique. » (3) Contrairement au régime de la représentation qui le précède, celui ci remet en question la hiérarchie des genres et repose sur le principe d'égalité.

L'avènement de la société de masse au XXe siècle donne aux forces destructrices du marché une nouvelle accélération :

« Dans cette désintégration, la culture, plus encore que les autres réalités, est devenue ce qu'alors seulement on se mit à nommer « valeur », c'est à dire marchandise sociale qu'on peut faire circuler et réaliser en échange de toutes sortes d'autres valeurs, sociales et individuelles. Autrement dit, le philistin méprisa d'abord les objets culturels comme inutiles, jusqu'à ce que le philistin cultivé s'en saisisse comme d'une monnaie avec laquelle il acheta une position supérieure dans la société ou acquit un niveau supérieur dans sa propre estime » (4)

Pour Hannah Arendt, les objets culturels échappent aux affaires humaines en ce qu'ils sont réalisés avant tout pour le monde même. Notons que cette façon de voir explique tout à la fois l'indépendance souvent revendiquée par les artistes, en même temps que leur dépendance extrême à ce qui les entoure. C'est pour cela aussi que ces objets culturels sont caractérisés en première instance par leur durabilité (i.e. leur postérité).

Ce que menace la société de consommation, c'est la stabilité même du monde et partant, du souci

que l'on pouvait en avoir.

« La culture de masse apparaît quand la société de masse se saisit des objets culturels, et son danger est que le processus vital de la société (qui, comme tout processus biologique attire insatiablement tout ce qui est accessible dans le cycle de son métabolisme) consommera littéralement les objets culturels, les engloutira et les détruira. » (5).

Nul doute que pour la philosophe la culture classique était justement ce qui assurait une certaine stabilité du monde, mais ceci n'en autorise pas pour autant sa récupération par des penseurs conservateurs. Au contraire, elle voyait dans notre situation « une grande chance de pouvoir regarder le passé avec des yeux que ne distrait aucune tradition » (6) Par ailleurs il semble inexact de voir dans le

« désintéressement » la cause de l'élitisme culturel et de l'éloignement des artistes du corps social.

Il est évident que les producteurs de biens culturels aspirent majoritairement à l'ouverture sur le marché de leur production. Le désintérêt dont il est question caractérise seulement, rappelons le, le mode approprié de juger des œuvres. Que nous soyons habitués à percevoir la culture comme un moyen de nous « enrichir » personnellement n'empêche que les œuvres culturelles proprement dites ne peuvent jamais être réduites à un type déterminé de fonctionnalité et qu'ainsi, chaque époque tente d'en redéfinir la signification.


Depuis plus de cinquante ans nous pouvons constater que la production culturelle se trouve chaque jour de plus en plus soumise à la consommation. Ainsi en France, Claude Mollard, chargé de mission auprès de Jack Lang, au moment du tournant spéculatif du marché de l'art des années 80, déclarait : « le marché de la culture ne doit pas être conçu comme la marge résiduelle des actions publiques, mais comme le domaine principal, premier, naturel en quelque sorte, de l'action culturelle. » (6)

Nous pouvons aujourd'hui mesurer à quel point cette vision pragmatique a ouvert la voie à « la production d'une culture faite par et pour l'entreprise ». (7) « Le nouage entre financiarisation, mondialisation et économie de luxe et de l'enrichissement contrôlé par quelques individus déjà fortunés a donné naissance à une ploutocratie mondiale qui fait de l'art contemporain institutionnel sa danseuse et, plus encore, un laboratoire de formes de création de valeur. » (8)

L'apparition en France dans les années 90 de la médiation culturelle a aussi servi de prétexte à une approche utilitariste de la culture, qu'il s'agisse de faire accepter la création contemporaine au public, ou d'enrégimenter l'artiste, chargé de réparer le lien social dans un contexte d'abandon des classes populaires.

En Angleterre, en même temps, à la suite d'une étude de think tanks proche du New labour, la culture paraît aussi comme un moyen de recréer du lien social, parfois aussi de régler les conflits, ainsi qu'à transformer l'image des organismes publics. « L'intérêt pour la culture se justifiait de l'idée qu'elle créait l'apparence de l'inclusion sociale, même si le gouvernement continuait en même temps à éroder les institutions qui en assuraient la mission- l'éducation et la santé. » (9) « Ce qui est demandé à l'artiste rémunéré par l'entreprise culture, c'est de participer à la pacification, sous couvert d'intégration, des habitants des quartiers populaires, tenter de leur faire croire en la sollicitude et la bienveillance de l'État, convaincre cette population que leur parole, leur regard, leur pensée ont un sens et compte ». (10)

Bien qu'il ne s'agisse pas là de marchandisation, il nous est permis de nous interroger sur cette instrumentalisation de la culture, ainsi que sur les « bénéfices » que la société et la culture même sont en mesure d'en retirer.

Par ces pratiques, la culture est introduite dans le temps de la mondialisation, celui de la fin de l'histoire, chargée en quelque sorte de naturaliser celles ci. Le marché est devenue la seule réalité, à laquelle est maintenant soumise l'action publique.

Les inconvénients que cette évolution fait peser sur la culture sont innombrables : l'obsolescence dû au renouvellement incessant des marchandises culturelles, la prépondérance du loisir, mais aussi, en ce qui concerne les médias de masse, ce que Chomsky et Hermann appellent la « fabrique du consentement », conséquence des réseaux tissés par l'exploitation commerciale de plus en plus monopolistique des produits culturels.

Les deux premiers points sont essentiels car ils menacent l'essence même de l'objet culturel -sa permanence dans le temps : toute analyse sur l'exploitation commerciale de la culture devrait prendre en considération le temps long dans lequel cette analyse doit s'inscrire.

« S'interrogeant sur les fondements de la valeur des biens culturels, la première contribution, de Bruno Frey et Michael Hutter, pose la question des liens entre valeur artistique et valeur économique et des décrochages plus ou moins longs qui peuvent exister entre elles. Elle montre notamment que si des écarts peuvent apparaître entre valeur artistique et valeur économique, ils ont tendance à se résorber dans le temps, de telle sorte que les valorisations économiques échappent difficilement dans le long terme aux valorisations artistiques, la question restant ouverte à court terme. Cela conduit notamment à relativiser le poids souvent accordé dans ce domaine aux comportements de spéculation, mais là encore sur de longues périodes. » (11)

Pierre Bourdieu, dans Le Monde du 23 mars 1985 écrivait : « Je pense que les transformations des circuits de diffusion qui tendent à raccourcir le cycle de vie des livres et qui, en traitant les livres comme des produits quelconques, favorisent les plus quelconques des livres, font que les livres à cycle long sont de plus en plus menacés ».


Georges Orwell voyait dans la société de loisirs un effort pour détruire la conscience. En écho, le président de TF1 parla de temps de cerveau disponible.

Il arrive parfois que la recherche de débouchés permette à l'industrie culturelle de financer des œuvres singulières, d'ouvrir le champ de la culture légitime. Cependant « les fondations créées par les grandes fortunes concentrent un type de rapport qui ne concerne en réalité qu'un petit nombre d'artistes et un certain type d'art », l'auteur finissant par conclure : « l'art et la culture auxquels j'accède à ce titre me sont apportés, fournis, comme n'importe quel produit de consommation, aussi élevé soit il. Ils se paient- parce qu'en fait ils y participent- d'un déficit politique et démocratique qui concerne la société dans son ensemble, les formes d'organisation et d'interaction sociale, et le travail. » (12)

« Poser la question dans les termes : comment échapper à la marchandise, c'est poser un dilemme pour le plaisir de la déclarer insoluble : il faut de l'argent pour faire l'art, il faut vendre sa production pour vivre. Donc l'art c'est le marché… Il y a à chercher les moyens de créer d'autres lieux ou d'autres usages des lieux. Mais il faut tirer cette recherche des alternatives dramatiques du genre : comment échapper au marché, le subvertir, etc. ? Ceux qui savent comment renverser le capitalisme seraient bien inspirés de commencer par le faire. Mais les critiques du marché, pour l'essentiel, se contentent d'asseoir leur autorité sur la démonstration interminable que tous les autres sont des naïfs ou des profiteurs, bref à capitaliser sur la déclaration de l'impuissance générale. » (13)

« Le problème n'est pas d'où vient l'argent. Il est de savoir ce qu'implique pour l'artiste d'accepter cet argent : non seulement les comptes qu'il doit rendre à ceux qui le financent mais aussi le contexte dans lequel l'œuvre se trouve dés lors insérée. » (14)

Un des apports essentiels de Jacques Rancière est d'avoir sorti l'individu de l'aliénation à laquelle les analyses postmarxistes mais aussi post-modernes semblaient vouloir le condamner. La possibilité pour chacun de pratiquer ce qu'il appelle un nouveau partage du sensible n'est pas plus réservée à une avant garde qu'à un futur désirable. Elle reste et demeure ouverte à tous. Désormais il faut juger les pratiques culturelles selon les dispositifs qu'ils convoquent mais aussi selon les usages qui en sont faits.

« L'art n'est pas politique d'abord par les messages et sentiments qu'il transmet sur l'ordre du monde. Il n'est pas politique non plus par la manière dont il représente les structures de la société, les conflits ou les identités des groupes sociaux. Il est politique par l'écart même qu'il prend par rapport à ces fonctions, par le type de temps et d'espace qu'il institue, par la manière dont il découpe ce temps et peuple cet espace. » (15)

Il semble qu'ici encore l'important réside dans le type d'usage que chaque œuvre autorise et comment celui ci échappe à la sphère de la consommation qui est, rappelons le, un mode strictement utilitariste.

Aujourd'hui, en dépit de la surproduction littéraire et de l'inflation des institutions culturelles nous assistons à la paupérisation des créateurs, alors même que la fréquentation des lieux culturels ne parvient à s'ouvrir à de nouveaux publics.

Le goût des élites elles- mêmes, comme le constatait déjà Clement Greenberg en 1939, pour un art non-élitiste, volontiers spectaculaire, supposé plaire aux masses, s'il sert avant tout à dissimuler « les véritables structures de pouvoir et les inégalités économiques » (16)-, nourrit une vision stigmatisante du goût commun et participe de fait à la « dévaluation des valeurs » analysée par Hannah Arendt.

Ainsi l'apparente irrésistibilité des évolutions de l'industrie culturelle ne doit pas masquer le nihilisme qui la constitue et la mine et qu'ainsi, il nous est permis d'espérer que la « dévaluation des valeurs » en cours ne constitue que le moment critique de ces dernières et nous permette enfin d'en ressaisir la nécessité (moment éthique).


S'il n'y a pas moyen pour l'artiste d'échapper à la marchandisation, il importe toujours néanmoins

de sortir du spectacle morbide de sa fascination, de ce que Walter Benjamin appelait sa fantasmagorie.

« Il est clair de ce point de vue que l'art n'est pas émancipateur par lui même, qu'il l'est ou non en fonction du type de capacité qu'il met en œuvre, de son caractère plus ou moins partageable ou universalisable. » « Il n'y a par exemple pas d'émancipation à attendre des formes d'art qui présupposent l'imbécillité du spectateur- par exemple ces expositions qui capitalisent sur la dénonciation d'une « société du spectacle » ou d'une « société de consommation » déjà cent fois dénoncées ou celles qui veulent à toute force rendre « actifs », à l'aide de différents gadgets empruntés aux méthodes publicitaires, des spectateurs supposés « passifs » du seul fait qu'ils regardent. Un art est émancipé et émancipateur quand il renonce à l'autorité du message imposé, du public ciblé et du mode d'explication du monde univoque, quand il cesse de vouloir nous émanciper. » (17)

William Morris, porté lui aussi par les idéaux d'émancipation et d'égalité, voulait que l'art soit

« l'expression par l'homme de la joie qu'il tire de son travail » (18). Pour lui, le commerce sera la prolongation de la guerre tant que la concurrence empêchera la coopération entre les travailleurs, artistes ou non. Précurseur du design, il déplorait l'enlaidissement du monde et que l'instinct inné de la beauté soit entravé de toutes parts, témoin qu'il était des ravages de l'industrialisation en Angleterre, ainsi que de la laideur des objets manufacturés.

Cette beauté qui réside, selon les termes de Kant, dans la « joie désintéressée »...

N'est ce justement pas celle ci qui, seule, peut nous permettre de résister à la fantasmagorie de la marchandise et à son fétichisme ?

N'est ce pas aussi elle seule à même de conduire une politique publique réellement soucieuse de l'émancipation et de la santé du corps social ?


(1)William Morris Conférence L'Art en ploutocratie 1883

(2)Hannah Arendt « La crise de la culture » 1954-1968 Folio essais p 258

(3)Entretiens avec Rancière : « Et tant pis pour les gens fatigués »Amsterdam p 589 590

(4)Hannah Arendt « La crise de la culture » 1954-1968Folio essais p 261

(5)Hannah Arendt « La crise de la culture » 1954-1968 Folio essais p 265

(6)Ibid. p42

(6)cité par Eve Chiapello dans « Artistes versus managers » Métailié 1998 p209

(7)Bendy Glu Culture et propagande. « Lille 2004 » capitale européenne de la culture Agone p 22

(8)Olivier Quintyn « La valeur somptuaire de l'art et la pauvreté des artistes » dans « L'art et l'argent » Amsterdam p 44

(9)Claire Bishop « Nous sommes tous des artistes » dans « L'art et l'argent » Amsterdam p 48

(10) Laurent Cauwet « La domestication de l'art » La fabrique p 30

(11)Xavier Greffe L'économie de la culture est elle rentable ? 2010

(12)Jean Pierre Cometti « L'art riche » L'art et l'argent Amsterdam p 98

(13) Entretiens avec Rancière : Et tant pis pour les gens fatigués Amsterdam p 595 596

(14) Laurent Cantet « La domestication de l'art » La fabrique p51

(15) Rancière, Malaise dans l'esthétique 2004 , Galilée p36-37

(16)Jovan Mrvaljevic « Bizarre love triangle » L'art et l'argent Amsterdam p 20

(17) Entretiens avec Rancière : Et tant pis pour les gens fatigués Amsterdam p 589-590

(18) William Morris Conférence L'Art en ploutocratie 1883 Georges Orwell « Essais, articles, lettres » 1945-50 Ivrea p104

Type de publication

    • Position G.s
 

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