Pour un principe de création monétaire 2 et fin
C Remèdes et solutions alternatives
Dans la catégorie « on reste dans le cadre, mais la BCE sauve l’Europe et la planète »
C1 Annulations ciblées de dettes publiques par la BCE
Suite à l’engagement de sa politique de rachat des titres publics sur les marchés secondaires, la BCE détient de l’ordre de 20% des dettes publiques de la zone euro. L’annulation ciblée de certaines de ces dettes, en contrepartie d’investissements dans la TEE, permettrait aux états concernés de s’adresser aux marchés pour le financement de ces investissements dans des conditions meilleures. Ce scenario peut apparaître très paradoxal, il camoufle en quelque sorte un véritable acte de création monétaire en faveur des états puisque formellement ceux-ci s’adresseront à nouveau aux marchés pour leurs nouveaux investissements, et en cela il est en contradiction avec la logique libérale de la zone euro. L’intérêt de ce scénario est qu’il pourrait être mis en œuvre à l’initiative de la BCE, et cela contre la volonté des états européens les plus attachés à l’orthodoxie libérale, compte tenu des mécanismes décisionnels de la BCE (majorité requise des deux tiers, avec droits de vote tournants). La BCE de Mario Draghi a sauvé la zone euro en adoptant des pratiques non conventionnelles (OMT notamment) malgré l’opposition de l’Allemagne, celle de Mme Lagarde sera-t-elle capable d’un nouveau sauvetage, qui sans faire aller l’Europe vers un ordre monétaire et financier meilleur, permettrait un passage de cap difficile et sauvegarderait les possibilités de l’engagement de la TEE ? Et la Cours de Justice Européenne déboutera-t-elle, comme elle l’a fait pour les OMT, les nouveaux recours éventuels des rentiers de l’Europe du Nord ? Tout cela laisse songeur, mais pourquoi pas, on comprend l’enthousiasme de certains de nos économistes (1).
C2 Monnaie hélicoptère
L’appellation est frappante : l’image de l’argent tombant du ciel exprime que cette monnaie hélicoptère n’arrive pas à ses destinataires (ménages, ou entreprises, ou états), selon les canaux normaux et détournés des banques et des marchés financiers, mais leur arrive « directement » (en pratique réductions d’impôts ou impôts négatifs par exemple), en provenance de la banque centrale. Et cette image exprime également que cet argent est distribué sans discrimination (toutes les entreprises, tous les ménages, ou tous les états).
Au travers de cette proposition, on retrouve la critique (totalement justifiée) des canaux de la distribution de la création monétaire actuelle (qui ne va pas assez à l’économie réelle, qui alimente les spéculations financières, etc.). Et on retrouve comme précédemment (cf. C1) la foi en une solution venant de la BCE, seul recours possible pour sauver l’Europe malgré elle. Comme dans le cas précédent (les annulations de dettes par la BCE), si la BCE peut réaliser ce tour de passe-passe, et cela avec la complicité de la Cour de Justice de l’UE, on s’en réjouira… Le caractère indiscriminé et égalitaire de la distribution en direction des ménages ou des entreprises, donc y compris au bénéfice de ceux et celles qui n’en ont nul besoin, pose question bien sûr, mais les tenants de cette approche suggèrent habilement un bon mix ou un bon phasage entre les « distributions » en faveur des états (qui sauront discriminer en faveur de la TEE par exemple) et celle en faveur des entreprises et ménages (2)
Dans la catégorie « on tord un peu le cadre pour rendre l’Europe plus verte »
C3 Renoncement au principe de neutralité pour la BCE et renforcement du rôle des banques publiques d’investissement
Tout d’abord, au niveau des banques publiques d’investissement elles-mêmes (typiquement la BEI au niveau européen, et la BPI au niveau français) des choses sont à faire pour renforcer et verdir leurs actions. Ces banques ont continué ces dernières années à apporter des concours aux énergies fossiles, et s’engagent progressivement et sans doute encore trop lentement en direction des projets verts. Les états et l’UE peuvent accentuer ce mouvement. Ces banques sont contraintes, dans la conduite d’un projet, de trouver des partenaires privés ; ces partenaires privés ayant bien sûr des exigences en matière de sûreté et rentabilité des projets, l’action des banques publiques s’en trouve freinée, en particulier vis-à-vis des projets les plus difficiles et les plus longs qui sont justement ceux pour lesquels l’intervention publique est cruciale ; ces contraintes pourraient être allégées. Et enfin, par « idéologie et par choix politique » (3) les dirigeants de ces banques adoptent souvent des lignes d’action très prudentes, dans le souci de rester bien vus par les agences de notation et donc par les marchés ; cela aussi pourrait évoluer à l’initiative des états et de l’UE.
Mais c’est encore de la BCE que l’on peut attendre les changements les plus profonds, en particulier vis-à-vis du principe de neutralité qui régit ses actions. Ce principe n’est pas exprimé explicitement par le TFUE, mais il est le corollaire des principes de soutien à une concurrence libre et non faussée et de respect des conditions des marchés qui eux le sont. Deux possibilités pour s’en écarter :
Une action indirecte en faveur des investissements verts : la BCE a une certaine liberté dans le choix des garanties (ou collatéraux) que lui apportent les banques commerciales en contrepartie de ses concours en monnaie centrale (rien d’explicite dans le Traité de Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) sur ce point). Elle pourrait donc en rejetant ou restreignant progressivement l’acceptation des collatéraux « bruns » (énergies fossiles, etc..) et inversement en privilégiant des collatéraux verts (malgré une faible ou incertaine rentabilité par rapport aux collatéraux bruns) provoquer un mouvement important en faveur de la TEE. Il y aurait bien là un pas de côté par rapport aux principes fondateurs de l’UE, en profitant d’une zone de flou du TFUE …
Une action directe de rachats des actifs émis par les banques publiques d’investissements (telles que la BEI au niveau de l’Europe et la BPI au niveau de la France) et pour cela un amendement du TFUE serait nécessaire. Cet aménagement du TFUE mettrait la capacité de création monétaire de la BCE directement aux services des investissements publics au niveau européen, tout en respectant formellement l’interdiction du financement des états et de leurs institutions.
Dans la catégorie « on reste dans le cadre mais on ouvre une fenêtre »
C4 Monnaie complémentaire fiscale
Y. Varoufakis avait tenté d’engager la Grèce dans cette voie, et plusieurs économistes reconnus avaient repris cette idée en mars 2017 en France (4), en se référant au précédent étatsunien des IOU lors de la crise de 1929. Il s’agirait de donner naissance à une monnaie complémentaire (complémentaire à l’euro, donc sans sortir de la zone euro) adossée sur les rentrées fiscales. Le projet est donc d’une envergure tout autre que ceux des traditionnelles monnaies locales, et différent aussi des projets de type « crédit inter-entreprises » (le WIR en Suisse, ou le Sardex en Sardaigne). Il y a débat entre les économistes sur le niveau de création monétaire auquel on pourrait parvenir selon ce principe d’adossement aux recettes fiscales, et sur la bonne cohabitation entre cette monnaie complémentaire et l’euro (cf. la problématique dite « la mauvaise monnaie chasse la bonne » ou « loi » de Geesham, mais ne prenons pas trop au sérieux cette « loi » (nous sommes en sciences molles …) et cette loi n’a pas empêché aux USA et en Argentine la mise en œuvre de cette solution avec succès sur de longues années ... A défaut d’une évolution significative des choses en zone euro (selon les scénarios C1, C2 ou C3 par exemple) cette solution complexe, techniquement comme politiquement, reste à considérer. Et elle reste également intéressante à un niveau plus général, celui de la réflexion sur les solutions de débrayages régionaux dans tout vaste ensemble avec monnaie unique, même si ce vaste ensemble ne connait pas les dysfonctionnements de la zone euro, ce qui rejoint le débat monnaie commune / monnaie unique.
C5 Monnaie centrale numérique
Par simplification, et parce que les masses monétaires concernées sont désormais assez négligeables, voir en disparition dans certains pays comme la Suède, nous avons omis de parler de la monnaie dite fiduciaire (pièces et billets) directement produite par les banques centrales (ce qui complexifie en fait l’architecture monétaire dite à deux niveaux …). Mais les projets (tels que celui de la Suède) qui consistent à remplacer ou compléter pièces et billets par une monnaie centrale numérique (5) peuvent conduire à des modifications majeures : si les particuliers, ménages ou entreprises peuvent détenir cette monnaie centrale numérique sur des comptes auprès des banques centrales (selon des réseaux à constituer bien sûr), alors les positions des banques commerciales (dans leurs rôles de banques de dépôts) et celles des monnaies numériques privées peuvent être remises en question. Et au-delà de ces perspectives d’améliorations techniques au service de tous, on voit que toute la problématique de la création monétaire peut être modifiée, la création de monnaie par les banques centrales pouvant trouver de nouveaux canaux (cf. monnaie hélicoptère), celle des banques commerciales se voyant restreinte par la baisse des dépôts détenus. Et enfin, l’autre prolongement pourrait bien sûr être celui de la monnaie pleine (cf. C6).
Dans la catégorie « on sort vraiment du cadre »
C6 La monnaie « bien commun »
La notion de « bien commun » est devenue dans les discours de gauche, depuis de prix Nobel d’Elinor Ostrom, une sorte d’incontournable totem, dressé bien haut pour tenter de redonner du fond et du coffre à nos discours …. Faisons de même ici … puisque la monnaie, outil et référence indispensables à notre vie sociale et économique, n’ayant d’autre valeur et réalité que celles que lui confère la confiance que nous lui accordons, ainsi que M. Aglietta et P. Orléan l’ont exprimé depuis longtemps, devrait en effet être, et cela pleinement, un bien commun, au service de notre développement économique et social, et géré « by the people and for the people" comme on dit .... La construction européenne s’écarte de façon spectaculaire de cette visée : gestion pleinement technocratique de la BCE ; création monétaire confiée à des banques privées ; interdiction de tout accès préférentiel des états à la création monétaire, même pour les interventions le plus fondamentales et les plus nécessaires.
Telle doit être la visée politique de la gauche : redéfinir l’architecture monétaire européenne et ses règles de fonctionnement pour aller dans le sens d’une monnaie « bien commun » (3). Dans cette visée, trois principes de base doivent être exprimés, en parfaite opposition de ceux adoptés par la construction monétaire de la zone euro :
Celui d’une création monétaire au service de l’emploi, du développement au niveau souhaité par le pays, de la qualité de la vie et de la préservation de l’environnement, la stabilité des prix étant mise au service de ces objectifs principaux.
Celui d’une création monétaire pouvant être au service de l’intervention publique, c’est à dire le rétablissement d’un accès privilégié des états à la création monétaire. Il s’agit bien du retour à la « planche aux billets », et il faut répéter que ce retour ne signifie pas mécaniquement retour du péril inflationniste. Une création monétaire excessive, mal pilotée en quantité et en temporalité par rapport aux mouvements de l’offre et de la demande des biens et services peut bien sûr provoquer une poussée inflationniste, mais ce n’est pas une fatalité, et les séquences historiques précédemment évoquées avec création monétaire au service des interventions publiques (Schacht/Rentenmark ; New Deal ; la France de l’après-guerre - et on pourrait aussi se référer à la Chine actuelle) en apportent des vérifications empiriques.
Celui d’un renoncement au principe de neutralité (ne pas traiter de la même façon activités vertes et activités brunes, prévenir la formation des bulles spéculatives en empêchant ou restreignant la création monétaire en direction des trous noirs spéculatifs actuels des marchés financiers ou spéculatifs, etc.).
En revanche, une fois ces principes posés, est-il possible et souhaitable de prétendre aller plus loin et de répondre aux nombreuses questions qui se posent :
Cette construction, ce mouvement vers une monnaie « bien commun », doivent ils se faire pays par pays, pour un sous ensemble de pays, ou pour l’ensemble de la zone euro ?
Doivent-ils se faire dans la visée d’une monnaie pleine (les banques dites commerciales en étant réduites à un rôle décentralisé de diffusion à l’économie d’une monnaie désormais unique) ou en maintenant une architecture à deux niveaux, avec de la création monétaire à ces deux niveaux ?
Et enfin, si la ou les banques centrales redeviennent nécessairement dans cette visée « bien commun » des institutions publiques au service et sous le contrôle du pouvoir politique, que doit-il en être des banques secondaires ? Doivent-elles être publiques, ou coopératives, etc., ou est-il encore possible d’avoir, sous régulation stricte, des banques privées (sachant que dans ce schéma « biens communs » leur poids politique et économique serait radicalement amoindri par rapport au schéma actuel) ?
Chacune de ces questions sera l’occasion de disputes sans fin et sans résolution possible entre les différentes fractions de ce qui reste de la gauche française … Pour certains la perspective d’une création centrale de la monnaie pleine, sous gouvernance dite démocratique, évoquera furieusement et épouvantablement le centralisme démocratique … pour d’autres la perspective de laisser persister quelques oasis d’initiative privée fera ressurgir le spectre abominable du marché avec un très grand M …. Et la question européenne, faire seuls ou avec les autres, clivera encore davantage...
Les difficultés seront réelles, mais ne doivent pas dispenser les gauches d’inscrire le combat pour un nouvel ordre monétaire à leurs agendas.
D Conclusions
De ce qui précède, retenons :
L’immense besoin d’investissements publics pour sortir de la crise actuelle
L’inadéquation profonde de la construction monétaire de la zone euro
L’impératif pour les gauches européennes de contribuer aux efforts et tentatives pour faire advenir un nouveau système monétaire.
Mais il n’y a aucune perspective de voir dans le court terme l’avènement d’un tel nouveau système en Europe. Si l’on exclut une sortie de la zone euro, les meilleures chances d’une sortie « pas trop catastrophique » de la crise, c’est-à-dire associant sauvetage des économies et des services publics et engagement fort pour la TEE, reposent de façon paradoxale sur la BCE qui, du fait de son autonomie décisionnelle par rapport aux états, et sous réserve d’une certaine mansuétude de la Cour de Justice de l’UE dans un second stade, pourrait, d’une façon ou d’une autre (annulation de dettes publiques, monnaie hélicoptère, ou canal de financement privilégié en faveur des banques publiques d’investissements) remettre l’Europe de la zone euro sur une moins mauvaise trajectoire.
La situation est donc paradoxale. On comprend l’enthousiasme de nombre de commentateurs, et encore plus de BlackRock, pour les solutions tours de passe-passe ou tours de force que la BCE pourrait engager pour sauver l’Europe et le capitalisme financier contre eux-mêmes, et éviter ainsi l’inquiétante aventure de la construction d’un nouveau ordre monétaire proclamé «bien commun» ... Pour ce qui reste des gauches, la potion est amère : il faut à la fois à court terme jouer la carte d’une BCE « non conventionnelle », c’est-à-dire aider C. Lagarde à endosser le costume d’un nouveau JM Keynes, ce qui demande une certaine imagination, et travailler à l’après BCE, et à un nouvel ordre monétaire, et cela dans un cadre géographique incertain, nul ne pouvant préjuger à moyen terme du maintien de la zone euro ou de son explosion en x (de 2 à 19) morceaux.
Notes :
1 Laurence Scialom et Antoine Brittonneau, note Terra Nova, avril 2020
2 Jézabel Couppey-Soubeyrand, note Institut Veblen, avril 20200
3 Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne, Une Monnaie Ecologique, Odile Jacob
4 Libération 8 mars 2017 (Coutrot, Plihon, Giraud, Kalinowski, Théret, Servet, Blanc, Fare, Lemoine)
5 Wojtek Kalinowski, Alternatives économiques, juillet 2017