LA SECURITE A L’EPREUVE DES DROITS
Jacques Toubon, Défenseur des droits rappelait, en janvier 2019, que « l’ordre public est constitutif de la démocratie, il doit permettre de conforter les droits fondamentaux, il ne saurait en être l’antagoniste ». Cependant, alors que les manifestations contre les violences policières enflamment la planète, après la mort de George Floyd, un Noir américain à Minneapolis, et de nouvelles expertises mettant en cause les pratiques d’interpellation des gendarmes lors de la mort d’Adama Traoré en 2016 dans le Val-d’Oise, le constat d’un divorce entre les forces de l’ordre et les citoyens ne cesse de croître.
Les habitants des quartiers populaires furent les premières victimes d’une dérive sécuritaire qui, au gré des lois de circonstance et par glissements successifs, s’est étendue à une large partie de la population, de la mort de Rémi Fraisse militant contre le barrage de Sivens, en passant par les manifestations contre la loi travail de 2016 jusqu’au mouvement des Gilets jaunes en 2018 et 2019, accentuant la crise de confiance des citoyens vis-à-vis des forces de sécurité.
Pourtant, Jacques Toubon n’a pas cessé de répéter aux gouvernements successifs, pendant les six années de son mandat, combien le respect de la déontologie par les forces de l’ordre constitue un élément central de la confiance des citoyens à l’égard des institutions. Peine perdue, en 2019, les réclamations contre les forces de l’ordre ont augmenté de 29%.
Le Défenseur des droits a également demandé l’engagement de poursuites disciplinaires dans trente-six dossiers. Or aucune de ses demandes, pourtant rares et circonstanciées au regard du nombre de dossiers traités sur la même période (3 987 réclamations, soit 1 %), n’a été suivie d’effet.
Face à un effondrement écologique inéluctable et à des mouvements sociaux spontanés, aux craintes liées à des dangers réels, comme le terrorisme, ou suscités, à l’image de l’immigration et de l’islam, s’installe une « société de la peur » . Afin de rassurer l’opinion, les gouvernements, de Nicolas Sarkozy à Emmanuel Macron en passant par François Hollande, ont peu à peu mis en place un état d’exception qui, faisant fi de l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen , remplace l’idéal des libertés par celui de la sécurité.
Cette dérive sécuritaire, alimentée au quotidien par les violences policières, met à jour l’abdication d’un pouvoir politique décrédibilisé et démuni face aux inquiétudes de la société. Cet activisme législatif et répressif qui n’améliore en rien la sécurité des citoyens, impose d’une part de répondre aux demandes légitimes de la société et, d’autre part, de repenser totalement le « maintien de l’ordre ».
1. Les étapes d’une dérive
Les modifications incessantes du Code pénal , le recul des autorités judiciaires au profit de la police et de l’administration, la promulgation d’une loi antiterroriste quasiment chaque année depuis quinze ans, la constitution de fichiers, l’utilisation de caméras et l’expérimentation de la reconnaissance faciale, l’exhibition de forces de plus en plus militarisées dans les rues, jusqu’à l’établissement d’une « société de vigilance » que le président de la République appelle de ses vœux, participent à la mise en œuvre d’une surveillance généralisée.
La France, contrairement à son image complaisante de « patrie des droits de l’homme », est coutumière des dispositifs exceptionnels qui finissent toujours par être étendus aux circonstances ordinaires.
Des « lois scélérates » de 1893 et 1894 visant à lutter contre les menées anarchistes et permettant de réprimer l’ensemble du mouvement ouvrier à la loi « anticasseurs » d’avril 2019, en passant par la législation « antiterroriste » de Vichy qui servit à punir les femmes coupables d’avortement, notre histoire est longue des atteintes portées aux libertés.
La loi sur l’état d’urgence du 3 avril 1955, promulguée pendant la guerre d’Algérie et permettant de justifier la torture, fut réactivée après les attentats de 2015 et permit d’assigner à résidence des écologistes, restreindre la liberté de circulation et autoriser les contrôles d’identité et fouilles sans lien avec un risque terroriste. Ses principales mesures ont été transposée dans le droit commun par la loi sur la sécurité publique du 30 octobre 2017. Dans ses avis au parlement, le Défenseur des droits avait émis de nombreuses réserves et demandé « que l’établissement d’un lien entre les mesures envisagées et la menace terroriste soit exigé afin d’éviter toute utilisation abusive ». Ces préconisations n’ont bien sûr pas été suivies.
La loi du 10 avril 2019 visant « à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations », est communément appelée « loi anticasseurs » car elle évoque celle de 1970 prise après mai 1968 et abrogée par la gauche dès son arrivée au pouvoir en 1981. Elle apparaît particulièrement liberticide avec l’interdiction préfectorale de manifester. Cette logique de justice prédictive mise en œuvre avec les dispositions de l’état d’urgence censées viser les éventuels « terroristes » s’applique aux citoyens ordinaires devenus délinquants en puissance et dont la liberté de manifester est remise en cause.
Les dernières mesures en date prises par le gouvernement français à l’instar de nombre de ses homologues sur la planète, afin de lutter contre l’épidémie de Covid-19, se sont appuyées sur l’urgence sanitaire et l’objectif légitime de sauver des vies. Néanmoins, cet « état d’exception » a conduit à restreindre fortement les libertés publiques, parmi lesquelles la liberté d’aller et venir et celle de réunion, faute de masques et tests suffisants pour une politique alternative. Ainsi, les décrets du 17 et du 23 mars 2020, quel que soit le nombre de vies épargnées, resteront dans l’histoire française comme les plus attentatoires aux libertés publiques en temps de paix. Et l’attestation dérogatoire de déplacement, « chef-d’œuvre de folie bureaucratique » a contribué à renforcer les contrôles des populations racisées des quartiers populaires, à la fois « premiers de corvée » devant se déplacer pour travailler et premières victimes de contrôles « au faciès ». Avec 20 millions de contrôles et un million d’amendes, la France apparaît comme la plus mauvaise élève d’Europe, survalorisant la surveillance et la punition au détriment de la confiance, de la transparence et de la pédagogie. Ainsi, le confinement n’aura fait que renforcer les inégalités, creuser le fossé entre les policiers et une partie de la population.
2. Le droit affaibli
Depuis des années, la France n’a cessé d’être montrée du doigt pour ses manquements aux droits et libertés publiques.
La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) demandait déjà, dans un avis du 8 novembre 2016, « une réforme d’ampleur pour mettre fin aux contrôles discriminatoires et/ou abusifs », puis ce fut la Cour européenne des droits de l’homme qui exigeait que les opérations de police soient délimitées par le droit, s’interrogeant sur le concept flou de « proportionnalité ». Le Parlement européen vota, le 14 février 2019, une résolution dénonçant « l’usage disproportionné de la force » lors des manifestations des Gilets jaunes alors que la Haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU s’alarmait de « son usage excessif » le 6 mars et demandait à Paris « une enquête approfondie » avant que le Conseil de l’Europe demande à la France de suspendre l’utilisation des LBD.
L’inflation législative, sous couvert de lutte contre le terrorisme, a rendu le droit imprécis, indéchiffrable, voire contradictoire, notamment à travers le flou des définitions, régulièrement dénoncé par les rapporteurs des Nations-Unies.
De surcroît, le droit permet l’interpellation de suspects avant tout passage à l’acte, en tentant de caractériser une intention ou une volonté, forme de « principe de précaution » aux effets désastreux sur les libertés et droits fondamentaux, rendant quiconque « suspect ». Il s’agit d’une véritable inversion de la norme, la liberté n’étant plus le principe mais seulement ce qui est autorisé.
La prise de pouvoir de la justice administrative sur la justice pénale est consacrée par la loi du 30 octobre 2017 contre le terrorisme qui pérennise dans le droit commun les principales mesures de l’état d’urgence (assignations à résidence, perquisitions administratives etc.). Elle permet au juge administratif, sur la foi en général de « notes blanches », documents non signés et non sourcés des services de renseignement, de prendre des mesures attentatoires aux libertés sans contrôle du juge judiciaire.
Mais alors que le droit administratif offrait depuis plus d’un siècle les moyens d’interdire, sous le contrôle du juge de l’excès de pouvoir, une manifestation pouvant troubler l’ordre public, le préfet est maintenant habilité, par la loi « renforçant la sécurité intérieure » de 2017, à retirer à quiconque, individuellement et préventivement, le droit de manifester en créant un délit de présomption de participation à une manifestation en vue de procéder à des dégradations ou des violences. Cette « justice prédictive » conduit à « réduire les libertés publiques au motif que certains en feraient un mauvais usage » et à « s’engager sur une pente extrêmement dangereuse. Un jour viendra où on tiendra le même raisonnement à propos de la liberté d’association ou de la presse » .
Le juge judiciaire, gardien des libertés, et seul habilité à intervenir dans le domaine des droits individuels, se trouve sans cesse écarté au profit de la police administrative. Mais en même temps que l’on retire au juge judiciaire sa fonction de gardien des libertés, on fait intervenir le procureur dans le domaine des assignations à résidence relevant de la police administrative. Cela crée une confusion permanente entre les différents pouvoirs, entre code de la sécurité intérieure et code de procédure pénale.
Enfin, la mise à l’écart du juge judiciaire s’est étendue, comme on pouvait le craindre, à l’état d’urgence sanitaire. La Cour de Cassation a remis en cause, dans deux arrêts du 26 mai 2020, le maintien en détention de personnes non encore jugées sur le fondement de l’article 16 de l’ordonnance du 25 mars 2020 qui prolongeait de plein droit les délais maximums de détention provisoire. S’appuyant sur l’article 5 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, la Cour de Cassation affirme que cette prorogation ne saurait intervenir sans l’intervention d’un juge judiciaire. Elle en profite pour renvoyer au Conseil constitutionnel deux Questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) sur la conformité de la loi d’habilitation qui a permis l’ordonnance du 25 mars 2020 mise en cause, et dont l’article 16 a été discrètement retiré lors de la prorogation de l’état d’urgence le 10 mai 2020, réintroduisant le juge des libertés dans le débat.
D’ailleurs le recours de plus en plus fréquent aux ordonnances (travail, justice pénale des mineurs, Covid-19 etc.) qui permettent à l’exécutif de légiférer à la place des parlementaires selon des procédures particulières (loi d’habilitation, délai, loi de ratification) met en danger la séparation des pouvoirs. D’autant plus que le Conseil constitutionnel a considéré, le 28 mai 2020, que « les ordonnances doivent être regardées comme des dispositions législatives » et non plus réglementaires, sans attendre la ratification du parlement, même si celle-ci intervenait souvent des années après.
Par ailleurs, l’avènement de cette « société de vigilance » que Tocqueville prophétisait comme « un despotisme plus étendu et plus doux » peut aujourd’hui s’appuyer sur des outils numériques performants, révolutionnant le droit et ouvrant la voie à toutes les dérives. Création de fichiers gigantesques, surveillance privatisée au profit d’entreprises transnationales alors que le Conseil constitutionnel a rappelé, le 29 mars 2018, qu’il était interdit de leur déléguer des compétences de police administrative générales, identification biométrique et reconnaissance faciale, et même des expérimentations concernant l’analyse des émotions ou la détection de « comportements suspects » dans une foule, drones de surveillance pendant le confinement finalement interdits au-dessus de Paris, traçage des téléphones portables et applications du type « Stop Covid », constituent des menaces réelles pour les libertés individuelles en instaurant à terme un contrôle d’identité permanent et généralisé .
3. Propositions et recommandations
Alors que le droit pénal français s’avère comme l’un des plus durs qui soient, les contraintes ne cessent de se renforcer au fil de lois qui visent plus à répondre aux craintes du public qu’à répondre à des objectifs avérés. La loi se durcit et la légitimité de la force disparaît, mettant en péril aussi bien les libertés que l’efficacité. Une population qui n’a pas ou plus confiance en sa police et sa justice n’ose pas faire appel à elles.
Il convient donc d’une part de rétablir la primauté des droits fondamentaux et des libertés publiques et, d’autre part de rétablir la confiance des citoyens dans leurs institutions, au premier rang desquelles la police afin que la France n’apparaisse plus comme un « pays où les libertés ne sont plus un droit mais une concession du pouvoir, une faculté susceptible d’être réduite, restreinte, contrôlée autant dans sa nature que dans son étendue ».
A. Rétablir les droits fondamentaux
- Refonder la distinction entre droit administratif et droit pénal, rétablir les compétences de la police administrative et de la police judiciaire, le rôle du Conseil d’Etat et du Conseil Constitutionnel sur des bases constitutionnelles claires ;
- Renforcer les garanties des citoyens dans la loi pour prévenir toute mesure arbitraire et attentatoire aux droits et aux libertés ;
- Evaluer l’impact des législations antiterroristes et sécuritaires : étude d’impact des législations successives en termes d’efficacité et d’effets sur les droits fondamentaux en s’interrogeant sur les conséquences en termes de défiance des citoyens et de cohésion sociale. Il conviendra d’y associer les commissions parlementaires concernées, le Défenseur des droits, les représentants des magistrats, avocats, policiers, des associations de défense des droits humains et citoyens ;
- Permettre à la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) d’accéder aux 13 « fichiers de souveraineté », c’est-à-dire des services secrets. Ils réunissent le fruit des interceptions et autres collectes d’informations, alors que la CNCTR donne un avis consultatif sur les techniques employées mais doit également procéder des contrôles a posteriori. C’est au nom de la protection des sources des informations fournies par des services étrangers (règle du « tiers service ») que ces contrôles sont refusés alors que commission n’a pas vocation à communiquer des informations mais uniquement à contrôler ces fichiers.
B. Procéder à une « révolution culturelle » dans la pratique du maintien de l’ordre
- Procéder à une réorganisation des forces de maintien de l’ordre dont les missions sont de plus en plus nombreuses et variées afin d’éviter de recourir à des unités non dédiées à la gestion de l’ordre public et non formées (du type BAC) ;
- Interdiction des LBD et encadrement des recours aux autres types d’armes « de force intermédiaire » (gaz lacrymogènes, grenades de désencerclement), fin de la technique de « nasse » qui n’a pas de base légale ;
- Interdiction plaquage ventral et autres techniques illégales lors des interpellations ;
- Limitation des contrôles d’identité et des fouilles et instauration systématique d’un récépissé de contrôle afin de généraliser la traçabilité des contrôles ; interdire les « contrôles d’identité délocalisés » lors des manifestations qui se pratiquent sans base légale ;
- Enregistrement vidéo à systématiser lors des opérations des forces de l’ordre et non à interdire comme le souhaite Éric Ciotti ;
- Renforcer la formation initiale et continue des forces de sécurité. Elle vient d’être réduite de 12 mois à 10 mois (pour 2 mois de pratique sur le terrain) contre deux ans en Allemagne ;
- Réformer les modes de commandement et de contrôle par une formation continue de l’encadrement intermédiaire en fonction des prérogatives et lieux d’exercice ;
- Affecter des agents expérimentés et formés dans les quartiers de la politique de la ville, notamment en Ile-de-France et non des « sorties d’école », jeunes, et inexpérimentés et souvent ruraux par une politique de primes suffisamment attractives (même nécessité vis-à-vis des enseignants) ;
- Développer, lors des manifestations, les méthodes de « mise à distance » comme en Belgique (« gestion concertée de l’espace public »), en Suisse (« principe d’opportunité » en n’intervenant pas toujours lors de dégradations mineures), faciliter le dialogue et la communication dans la gestion des manifestations (Royaume-Uni et ses « unités de dialogue » de policiers non armés dans la foule, « désescalade » en Allemagne avec les unités « anti conflit » formées à la psychologie dans les cortèges), formations à la médiation etc.
- Priorité à la prévention sur la répression ;
C. Transformer les relations avec les citoyens et habitants
- La mise en œuvre de la police de sécurité du quotidien (PSQ) à partir de 2018 avait pour objectif d’apaiser les tensions dans les quartiers populaires. Alors qu’habitants, élus, policiers, médiateurs en attendaient un changement de philosophie, ces agents se sont comportés en renforts classiques plutôt qu’en adeptes du dialogue. Leur formation n’a pas été repensée et on y trouve beaucoup de « sorties d’école », jeunes et sans expérience. Ce dispositif doit être totalement revu à partir des objectifs de départ ;
- Créer des liens forts avec les habitants des quartiers populaires pour rétabli la confiance, soutenir les médiateurs et associations sur le terrain et institutionnaliser un dialogue indispensable ;
D. Lancer un débat public sur l’utilisation des outils numériques et d’intelligence artificielle
- Interdire la reconnaissance faciale dans l’espace public à l’insu des passants en temps réel ;
- Initier un débat citoyen et démocratique alors que le gouvernement multiplie les expériences, que les entreprises développent et testent déjà ces dispositifs, avec l’argent du contribuable ;
- Subordonner l’inscription sur un fichier informatique à visée sanitaire au consentement explicite des individus et limiter sa durée à celle de l’état d’urgence, purger ensuite ces systèmes d’information sous la responsabilité conjointe de la CNIL, du Défenseur des droits et des commissions parlementaires compétentes de l’Assemblée nationale et du Sénat ;
- Abandonner StopCovid ou toute autre plateforme comparable ne permettant pas de combiner gestion de crise sanitaire, sécurité des données et libertés individuelles ;