Par Génération-s le mardi 5 novembre 2019
Catégorie: Transition démocratique

L'Europe : silence coupable et inaction face à la crise kurde

Depuis le 1er janvier 2014, le règlement de Dublin III est en vigueur au niveau européen. Mais de quoi s'agit-il ? Passons les évolutions depuis les règlements de Dublin I et Dublin II : Dublin III prévoit que le premier Etat membre dans lequel un migrant formule une demande d'asile devient l'Etat « responsable » du demandeur. Autrement dit, charge à lui d'instruire le dossier et de l'accueillir le temps de la procédure, avant de lui délivrer un visa ou de le reconduire à la frontière si son statut de réfugié n'est pas reconnu. Ce visa lui permettra le cas échéant de circuler librement sur le territoire de l'Union européenne (UE). A l'époque où la règle est édictée, cela semble non seulement logique, mais également plus simple en théorie.

Avec les épisodes migratoires de ces dernières années, une crise politique majeure s'est installée en Europe sur la question de l'accueil des migrants (réfugiés, mais pas uniquement). Pour alléger la pression sur les administrations des Etats du Sud de l'Europe qui se sont retrouvés seuls à gérer l'afflux massif, en évitant le débat de fond, l'UE a eu recours à des accords migratoires avec la Turquie, la Libye ou le Soudan entre autres. Bien qu'il soit difficile de mesurer l'impact de ces différents accords tant les facteurs de complexités sont multiples, Frontex, agence européenne, a avancé le chiffre d'une baisse de 89% de l'immigration clandestine entre 2015 et 2017. Autrement dit, l'UE parviendrait à « retenir » les migrants dans des pays tiers afin de réduire l'afflux de ceux qui traversaient la Méditerranée ou les frontières terrestres.

En dehors de l'émoi provoqué par ces accords tant les montants en jeux étaient pharamineux (oui, l'UE a payé ces États pour qu'ils « gèrent » les flux) et les conditions de « rétention » des migrants dans ces pays souvent inhumaines et scandaleuses, le procédé pose une question politique majeure. Certes, l'UE et certains des États membres dont la France s'épargnent par ce biais un épineux débat sur la question de l'accueil des migrants débarquant sur les côtes italiennes, grecques ou maltaises, mais ces accords ont donné à ces États tiers un incroyable moyen de pression politique en y délocalisant leur politique migratoire et de gestion des frontières.

C'est ainsi que Erdogan, président turc a pu affirmer cette semaine : « Eh l'Union, réveillez-vous. Je vous le répète : si vous cherchez à présenter notre opération militaire comme une invasion, nous savons quoi faire : ouvrir les portes et vous envoyer 3,6 millions de migrants ».

On notera que l'invasion turque en Syrie contre les Kurdes a fait réagir le monde entier… ou presque. L'Union européenne, elle, est étrangement restée silencieuse. Les dirigeants européens se sont en revanche emportés sur les déclarations du Président turc, les jugeant inacceptables. Ils n'ont cependant jamais émis de commentaire collectif sur l'invasion en elle-même et la Turquie le sait.

Nous assistons à un renoncement de l'UE à plusieurs niveaux, non seulement honteux mais contraire à bien des principes universels dont l'Union se prévaut en temps normaux. Premièrement, en ne critiquant que les menaces du Président turc, l'Europe fait ce qui est attendu d'elle : elle ne critique pas l'invasion en elle-même. En termes de défense de l'Etat de droit, de la souveraineté des frontières et de la constitutionnalité, on a vu mieux. Deuxièmement, se taire c'est refuser d'admettre que l'externalisation des frontières et le refus d'avoir une politique européenne d'accueil solidaire et concertée sont les causes principales du piège dans lequel est désormais prise l'Union. Troisièmement, le renoncement est d'ordre géopolitique : alors que les Kurdes ont pris une part plus qu'active dans la lutte contre le terrorisme, l'Europe lâche aujourd'hui un allié historique au prix de vies humaines… et d'une certaine conception des valeurs universelles dont elle se targue. Enfin, le renoncement est éthique et philosophique : à l'absence de courage politique, d'humanisme et de solidarité entre peuples européens, on laisse se faire une guerre dont on est en partie directement responsables et on laisse des migrants se noyer en Méditerranée.

L'Europe paie des années d'amateurisme et d'inconséquence politiques pour avoir cédé sur le plan des idées à la rhétorique de l'extrême droite. Au moment où le monde entier comprend qu'une politique ambitieuse et coordonnée d'accueil en Europe est une question de sécurité intérieure majeure, l'Union se mure dans le silence. Pourquoi ? parce que même si elle le voulait aujourd'hui, elle n'a pas de plan B ; ni juridique, ni logistique, ni politique. Elle n'est pas prête à faire face aux menaces turques aujourd'hui, peut-être libyennes demain et à assumer un afflux massif à ses portes. Stratégiquement, démocratiquement, politiquement, humainement, éthiquement ? Une honte.

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